Le bal de têtes

Publié le par Jacques Sellier

Dans le Temps retrouvé, le dernier volume de La Recherche, le narrateur assiste à une scène capitale, une matinée mondaine - un bal de têtes - chez la princesse de Guermantes, ex-Madame Verdurin. Il peine à reconnaître dans la galerie hallucinante des vieillards décrépis qu’il rencontre, les voix et les têtes familières qu’il avait jadis fixées dans sa mémoire. Elles sont si altérées par l’outrage des ans qu’elles sont devenus méconnaissables. Il a du mal à identifier chacun des invités, derrière les masques ravagés que le Temps a plaqués sur leurs figures. Des naufragés de la vieillesse !

Le narrateur réalise alors la déchéance des visages et des corps, opérée par l’horloge biologique du Temps. C’était, je cite, « quelque chose de beaucoup plus précieux qu’une image du passé, (…) elle m’offrait le rapport qu’il y avait entre le présent et le passé ».

Les têtes grotesques des invités lui évoque de ridicules poupées, je cite, « des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, (et qui) pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. »

La lanterne du Temps joue un rôle essentiel dans cette projection de l’esprit sur les êtres et sur les choses. L’homme change en effet, il vieillit et sa perception se trouve elle aussi modifiée par l’écoulement du temps. Le narrateur se transforme en même temps que les mentalités, les gens et les lieux qui l’entourent. 

Il écrit : « Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, (…), je m’aperçus pour la première fois d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. » Ce constat éveille chez lui une inquiétude existentielle et une appréhension de la mort. Comment se délivrer de cette tyrannie du temps qui s’enfuit, qui creuse des rides, qui ronge les visages et qui détruit tout ? Par la création littéraire.

 

La philosophie de Marcel Proust est que le temps qu'il a apparemment perdu à scruter le grand monde, ses cocasseries et ses cruautés, ses comportements psychologiques et amoureux, il va tenter de le retrouver en faisant de ces observations d’entomologiste la matière d'une œuvre d’art. Cette accumulation d’expériences, d’intrigues, d'impressions, de désillusions, de chagrins et de plaisirs, sera l’aliment dont le romancier va nourrir son œuvre. En retour, cette transfiguration par l’écriture le libèrera, espère-t-il, de l’emprise du temps qui s’écoule inexorablement vers notre fin de vie.

La mémoire involontaire

 

Qui de nous n’a-t-il pas un jour éprouvé la résurgence inattendue d’images, d’émotions ou d’impressions, d’une apparente insignifiance, on les croyait oubliées, disparues, escamotées dans les neurones de notre cerveau, cachées au fin fonds de l’hippocampe ? Et soudain, grâce au mécanisme de ce que Proust appelle la mémoire involontaire –on l’appelle maintenant la mémoire affective -, elles font ressurgir un épisode passionné ou un événement triste ou déchirant, ou bien le monde perdu de notre enfance, ou encore le cadre éteint d’une ancienne vie. Un air de jazz, une photo jaunie, une odeur, et soudain réapparaissent, comme si elles étaient là, ici et maintenant, une aventure amoureuse, la douleur de la perte d’un être cher ou la délicieuse meringue de notre grand-mère ! Et puis, la vie est là avec ses soucis et ses plaisirs … Ces rappels involontaires, quasi réflexes, se dissolvent et s’effacent, et on passe à autre chose !

 

De cet « édifice immense du souvenir », comme il le nomme, Marcel Proust, lui, a fait un roman, avec une grande sensibilité et un exceptionnel don d’analyse et d’observation. « Nous trouvons de tout dans notre mémoire, écrit-il ; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux ».

 

Pendant quatorze années, avec ténacité – et talent -, Proust a su recréer par la pensée un temps, un espace, des sentiments, des personnages disparus, et les a fait revivre dans le présent par la magie de l’écriture. Les entraves du temps sont brisées, le temps perdu devient finalement le Temps retrouvé. Avec une plume d’écolier, il a tenté de faire coïncider la sensation éprouvée dans le moment présent, et le souvenir fugitif d’une sensation qui surgit dans sa mémoire. Il s’invente un narrateur qui est rigoureusement émancipé par rapport à celui qui écrit, qui n’est donc pas contraint par les souvenirs d’une vie, mais qui peut les dépasser avec la distance indispensable, qui sait aussi les arranger à la manière proustienne.  

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