Les Vikings: quel héritage en Normandie

Publié le par Jacques Sellier

Selon vous, quel est l’héritage principal des Vikings en Normandie ?

Est-il culturel ? Archéologique ? Anthropologique ? Génétique ? Linguistique ? Institutionnel et juridique ? Eh bien, il est avant tout linguistique.

 

À commencer par la Normandie qui doit son nom aux Vikings, les ‘hommes venus du Nord’, les ‘Northmen’ : un texte médiéval dit : « Man en anglais et en norrois signifie homme en français, mettez ensemble North et man, de là vient le nom des Normands »

 

Man en Engleiz et en Noreiz
Senefie hom en Francheiz;
Justez ensemle North è man,
De ço vint li non as Normanz.

 

De Gibraltar au Groenland, de l’Ecosse à la Russie, les navires des Scandinaves ont parcouru mers, océans, fleuves et rivières de l’Europe, qu’ils ont souvent pillée pour les besoins du commerce. Les chroniques monastiques, généralement partiales, les décrivent comme des affreux, des gens de sac et de corde, des barbares, détrousseurs d’évêques, égorgeurs de moines et voleurs de trésors et d’esclaves.  À 3 reprises, Paris fut assiégé.

 

Certains de ces marins, des Danois principalement, commandés par leur chef Rollon, s’assagirent peu à peu, ils s’installèrent, de chaque côté de la Basse Seine, en maîtres incontestés d’une contrée que leurs incursions dévastaient depuis plusieurs décennies (début en 820 puis 841).

En 911, par lassitude et par intérêt, le roi carolingien Charles le Simple, lors de l’entrevue de Saint-Clair-sur-Epte, leur concéda en pleine propriété cet embryon de la Normandie. Et Rouen devint la capitale de Rollon, l’ancêtre de la dynastie ducale.

Une fois reconnus et établis, nos païens, leur chef en tête, acceptèrent le baptême chrétien. En 22 ans, nos occupants agrandirent leur conquête jusqu’aux limites actuelles de la province. Ils prirent femmes parmi les indigènes, ils investirent des domaines agricoles existants, les hardis navigateurs se transformèrent alors en de paisibles colons agricoles et en administrateurs éclairés. Ils encadrèrent d’une main de fer le duché normand en se coulant astucieusement dans le moule carolingien. Ils en adoptèrent vite le modèle féodal, institutionnel, religieux et culturel.

 

Les ducs normands surent créer un État fort, prospère et bien administré, si puissant que 150 ans plus tard, il pourra conquérir l’Angleterre à Hastings en 1066, après un débarquement audacieux.

 

L’héritage archéologique ? Il est insignifiant

De leurs attaques à terre, de leurs expéditions maritimes –qu’ils appelaient des ‘vikings -, nul témoin archéologique n’a été mis à jour en Normandie, aucun vestige de drakkar, pas d’inscription runique, quelques épées retrouvées dans la Seine. C’est tout et c’est bizarre !

 

L’héritage génétique et anthropologique ? Il est sans doute limité

Sur les quais de Honfleur, en face d’un pêcheur costaud, roux de poil, aux yeux bleus, au teint fleuri, le touriste s’imagine voir un descendant direct des Vikings. Illusion !

 

L’apport génétique des colons nordiques fut sans doute réduit, leur nombre est impossible à chiffrer, peut-être 5 ou 6.000. Il ne s’est pas agi d’une colonie de peuplement, mais d’une colonisation d’encadrement, constituée presque uniquement d’hommes et pas tous Scandinaves, il y avait parmi eux des Anglo-Saxons, des Celtes irlandais et brittons, des Anglo-scandinaves.

 

Les gènes nordiques se sont rapidement dilués dans la masse de la multitude autochtone, celle des peuples qui étaient déjà là auparavant, les nés natifs, descendants des Saxons de Bayeux, des Gallo-romains et des Francs de Clovis, souvent grands et blonds eux aussi. 

 

Ces hommes, venus en célibataires, ont pris femmes (au pluriel) dans cette population indigène, ‘à la danoise’, ‘more danico’ en latin, c’est-à-dire maritalement, malgré leur baptême chrétien (tous les évêques vivaient en couple). Les colons ont fait souche, des enfants sont nés.

 

L’héritage linguistique dans notre vocabulaire ? Il est modeste.

Qu’est-ce qu’une langue maternelle ? C’est le langage que depuis son plus jeune âge, un enfant apprend de sa mère ou de la femme qui l’éduque, le père vaquant à des occupations extérieures. Or les concubines de nos envahisseurs n’étaient pas des Scandinaves mais des Gallo-franques qui ignoraient la langue scandinave de leurs nouveaux compagnons, danois ou norvégiens, on appelle cette langue le norrois, ou vieux normand.

 

C’est pourquoi, en deux à trois générations, le scandinave a quasi disparu dans le duché, les nouveaux occupants adoptèrent l’idiome local, la langue romane, mélange de latin et de germanique. Ainsi, dans notre vocabulaire, il y a peu de mots communs issus du norrois : la mare (aux canards), la girouette et la bru (la belle-fille) ; le haras et le harnais, la dalle, le duvet et le guichet, le scorbut et la gabegie, le verbe flâner, les adjectifs joli, égrillard et mièvre, les expressions ‘de guinguois’ et ‘courir le guilledou‘ et c’est à peu près tout.

Le patois normand compte une centaine de mots dialectaux issus du scandinave. Exemples : mucre, ‘moisi, humide’ : ‘un temps mucre’, mucre a donné en français le mot ‘remugle’ ; écores, la rue des Écores à Trouville, écore, une ‘berge escarpée’ ; la mielle, une dune de sable dans le Cotentin ; la doche ou la dogue (l’oseille sauvage : rumex acetosa), etc.

 

Une exception notable, notre vocabulaire de la construction navale qui vient soit du norrois, soit du néerlandais. Ce n’est pas surprenant, nos Vikings furent des marins de légende, le drakkar était une merveille de technologie, avec son bordage à clins et son faible tirant d’eau, capable d’affronter les bourrasques de l’Atlantique Nord, de remonter de petits cours d’eau et d’être roulé à terre pour passer d’une rivière à l’autre.

Viennent ainsi du vieux scandinave une cinquantaine de termes de la navigation : la houle et la vague, le flot et la flotte ; la quille, le hauban et l’étrave ; les agrès, la hune et le gréement ; la carlingue, le ballast et la bitte (d’amarrage) ; le varech, la crique et le marsouin ; etc. ; des fruits de mer aussi : le colin, la flondre, le homard et le turbot.

 

L’héritage des patronymes (les anthroponymes)

Des familles de souche normande portent une trentaine de patronymes venus de Scandinavie. Ces noms de personne dénommaient jadis nos Vikings, puis ils ont été francisés. Ils sont familiers à nos oreilles : Anquetil, Quétel  et Turquetil (le chaudron) ; Osmond, Osouf et Onfray ; Ingouf, Toutain et Tougard ; Thouroude, Turgot, Turgis et Turquier, Anfry, Dodeman et  Bruman ; peut-être aussi : Angot et Héroult ; Burnouf et Renouf, etc.

 

Or, nos noms de famille, héréditaires de génération en génération, ne sont apparus qu’à partir du 14ème siècle en Normandie, ce qui prouve que pendant 4 à 5 siècles, ces noms de personne, des noms païens, ont continué à être portés comme noms d’usage ou comme noms de baptême.

 

Notons cependant qu’à leur baptême, nos premiers conquérants ont reçu des noms chrétiens, le plus souvent d’origine germanique : Rollon a été baptisé Robert ; d’autres, Guillaume, Richard, Henri, Roger, Foulques, Gilbert, Mauger, Odon, des noms de baptême venus des Francs.

 

L’héritage des noms de lieux (les toponymes)

Nous terminons par le plus grand héritage des Vikings. La Normandie est la seule région de France qui recèle, et en très grande quantité, des toponymes issus du scandinave, particulièrement la Normandie maritime et fluviale, de chaque côté de la Basse Seine. Ce fut les espaces privilégiés de colonisation des conquérants : tout le pays de Caux, la partie de l’Eure le long de la Seine (le Roumois), la pointe du Cotentin dans la Manche, et le rivage côtier du pays d’Auge, entre Seine et Orne. Le département de l’Orne en est, quant à lui, dépourvu.

Ce sont surtout des termes topographiques du relief naturel : cours d’eau, vallée, colline, îlot, estuaire ; mais aussi d’établissements humains : champ défriché, ferme, village, église.

 

Vous êtes-vous demandé un jour ce que pouvaient bien signifier la fleur de Honfleur, le bœuf d’Elbeuf, le nez de Jobourg, ou bien le bec de Bricquebec ou du Bec-Hellouin ?

Ces termes sont des paronymes, les locuteurs normands les ont peu à peu francisés en des mots de leur langue romane car bientôt, ils n’ont plus compris leur signification. En patois, on prononçait Honfleu voire Rhonfleu, Daubeu pour Daubeuf, on dit aussi Bonnebô, Grimbô.  

·        Le bœuf de Quillebeuf, c’est à l’origine une ‘cabane’, une ‘habitation’.

Cricqueboeuf, Criquebeu, c’est ‘le refuge de la crique’ où les marins pouvaient se replier lors de leurs intrusions, la crique est passé en français dans ce sens géographique.

·        Le bec de Foulbec et d’Orbec n’est pas celui d’un oiseau, c’est un

‘ruisseau’, -bekkr en norrois, qui a donné son nom à la bourgade qu’il arrose, Orbec a donné l’Orbiquet, le petit Orbec, ‘le ruisseau pierreux’.

·        La fleur de Harfleur, de Barfleur et de Fiquefleur, c’est une

‘embouchure de cours d’eau’, où furent établis un port ou un abri d’échouage.   

 

Les termes de la Nature

·        Il y la ‘mare’, passée en français, comme dans Ymare, Les Marettes, 

Roumare (‘la mare de Rollon’) ;

·        la hogue, , une ‘butte’, une ‘éminence de  terre’ comme la Hoguette ou

Saint-Vaast-la-Hougue ;  

·        la hague, un ‘promontoire’ : le cap de la Hague ;

·        ‘la dalle, un ‘vallon’, comme dans Dieppedalle (des champs vallonnés

s’appellent les Longues Dalles, les Petites Dalles) ;

·        la crique, une ‘église’ comme dans Criquetot ;

·        la londe, un ‘bois’, comme la forêt domaniale de la Londe, que vous

traversez sur l’A 13 au sud de Rouen ;

·        le homme, le houlme, un ‘ilôt’ ou une ‘langue de terre’ émergée, comme

dans Robehomme, dans les marais de Varaville, à Bavent ;

·        la houle, ‘le creux’ de la vague, comme dans Houlbec, ‘le ruisseau

profond’, Houlgate, ‘le chemin creux’, etc.

·        En composition, le suffixe londe est devenu –lon, comme dans

Bouquelon (‘le bois des hêtres’), Ecaquelon (‘le bois des frênes’) ;

·        de même, le homme est devenu –hou, comme dans Tatihou, Quettehou.

 

Ces noms ont leurs correspondants exacts en Scandinavie et dans les zones de colonisation viking de l’Angleterre.

Voilà pour la géographie. Voyons les noms de l’habitat, essentiellement ruraux.

Les noms de l’habitat : les toponymes en -tot

Un terme a fait florès dans l’aire scandinave, c’est tot, -toft en norrois, qui signifie une maisonnette, une ferme masurée, puis par extension un domaine foncier, un village. On compte près de 100 communes en –tot, comme Routot (‘le domaine de Rollon), et plus de 300 micro toponymes de cette formation : des lieux-dits, des fermes, des hameaux, des écarts, des chemins et des champs.

Nos envahisseurs en quête de terres nouvelles, ont pris possession des domaines agricoles ravagés par leurs razzias, désertés par les moines qui s’étaient tous enfui, ou abandonnés par leurs propriétaires laïcs, les colons normands en ont créé d’autres en les défrichant. Ils ont été nommés - tot d’après leur langue, précédé  en général d’un appellatif, quelquefois du nom du possesseur : Le Tot (‘la ferme’, ‘le domaine’), Lanquetot (‘la ferme en longueur’), Bouquetot (‘la ferme aux hêtres’), Ectot (‘la fermes aux frènes’), Victot-Pontfol, Sassetot-le-Mauconduit.

 

Les toponymes en -ville

 

Depuis le 7ème siècle, un autre terme d’habitat était utilisé par les scribes gallo-francs dans la France du nord pour désigner les toponymes : c’est le terme latin –villa, qui signifie ‘domaine’, ‘village’. Il a eu un très grand succès dans la toponymie normande des 10ème et 11ème siècles.

Lors de l’organisation administrative du duché de Normandie, les clercs, les seuls à savoir écrire, ont enregistré par écrit, mais en latin, les propriétés foncières des nouveaux arrivants, en utilisant le plus souvent le mot–villa. Ils l’ont associé au nom du possesseur du fief ou du domaine. La majorité des patronymes étant d’origine scandinave, on ne compte plus ces noms norrois qu’on ne  rencontre nulle part ailleurs : les Tocqueville ; les Tourville ; les Trouville ; les Gonneville ; les Colleville ; les Bretteville ; les Sotteville ; les Amfréville et les Auzouville.

 

La Normandie  n’a pas l’exclusivité des toponymes en –ville, il y en a pas mal en Lorraine et dans le sud de l’Île-de-France (voir carte), mais elle en est la championne : le nom d’une commune normande sur 5 est formée sur ce type (soit 20%). Sur 36.000 communes en France, seulement un millier de noms se terminent en ville. Or presque la moitié, 460 exactement, se trouve en Normandie qui ne compte que 3.200 communes (14,2 %).

 

La Manche est la superchampionne, essentiellement dans la pointe du Cotentin : 6 communes en -ville sur 10 dans l’arrondissement de Cherbourg et 8 sur 10 dans le canton de La Hague. Constat identique pour l’arrondissement du Havre et le terroir voisin du pays de Caux, c’est-à-dire dans les seules régions de forte implantation scandinave.

 Une curiosité. Parfois, on rencontre dans la même commune des toponymes contigus basés sur le même nom de personne. Exemples : à Honfleur, Honnaville, une ancienne paroisse rattachée, et Honolon, un lieu-dit ; Crémanville, un quartier de Crémanfleur, l’ancien nom de La Rivière-Saint-Sauveur ; Barfleur et Barbeville, etc.

 

Conclusion

 

En conclusion, le principal héritage des Vikings en Normandie est  celui des noms propres, une trentaine de noms de famille et des centaines de noms de lieux qui subsistent onze siècles après leur arrivée, ils sont implantés là où leur colonisation fut la plus forte, sur les zones côtières et de chaque côté de la Basse-Seine.

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